CHAPITRE XIX
À TOUR DE RÔLE, Valrin et Yavanna se donnèrent de vigoureuses tapes sur le dos de leur treillis pour se débarrasser de la couche de spores multicolores qui les recouvrait ; chaque bourrade soulevait un nuage crayeux. Cela arrivait si souvent qu’un des mercenaires avait appelé cela « se faire plâtrer ». L’expression avait très vite été adoptée par tout le monde.
Les deux hommes entrèrent dans le camp et Fesoa réactiva les piquets derrière eux. Yavanna passa le premier au médikit, baissant la tête pour franchir l’entrée. Puis ce fut au tour de Valrin.
Xavier s’aperçut qu’il se mordillait la lèvre jusqu’au sang sous l’effet de la nervosité. Il lui avait fallu une bonne demi-heure pour dresser son piège et il espérait que les autres n’avaient pas remarqué son manège. Mais, surtout, il avait l’impression de trahir Valrin – sans doute pour rien.
Une sonnerie grêle retentit sous l’auvent où Valrin faisait son check-up.
C’est parti, songea Xavier en se mettant à courir vers lui, le cœur battant à tout rompre.
Valrin était adossé à un coin de l’auvent. Il s’était mis une main devant les yeux comme si le soleil était devenu subitement trop brillant. Elle retomba mollement sur son genou au moment où Xavier s’accroupissait devant le médikit.
« Choc anaphylactique ? questionna Venator derrière lui.
— Peut-être, mentit Xavier en tournant la console vers lui. Le diagnostic est sans appel, le foie a été touché. Je vais l’opérer maintenant. »
Il se pencha vers Valrin. Celui-ci marmonna, la bouche pâteuse :
« Qu’est-ce que… tu fais… »
Xavier appuya la main sur son front, le forçant à s’allonger.
« Ne t’inquiète pas, on s’occupe de toi », fit-il à voix haute.
Valrin ne pouvait lutter contre la dose massive d’anesthésique que lui avait administrée le médikit lors du prélèvement sanguin.
Je pourrais l’abattre maintenant, songea bizarrement Xavier. Tirer mon couteau et le lui planter dans le cœur… Personne ne pourrait m’en empêcher.
Mais, en même temps que son esprit la formulait, cette éventualité lui parut aussi dépourvue de réalité qu’une image de téléthèque.
Outre Venator, Mameluk et Fesoa s’étaient approchés et lorgnaient par-dessus son épaule. Xavier leur demanda d’apporter la civière et de l’aider à allonger Valrin dessus. Puis il leur fit signe de s’éloigner. Ils obtempérèrent sans rechigner. Valrin avait sombré dans l’inconscience. Xavier installa le module chirurgical sur sa poitrine. Puis il lança le programme qu’il avait préparé. Six appendices se déployèrent du module telles des plantes à croissance ultrarapide, pratiquèrent une incision au laser de quatre centimètres de long et plongèrent dans l’abdomen de Valrin.
La poche contenant le sang de Jana incluse dans son foie fut extraite en un quart d’heure. L’un des appendices ressouda les lèvres de la plaie avec un gel décuplant la guérison cellulaire. Sur le moniteur de contrôle, un rapport indiquait que tout s’était déroulé sans anicroche. Xavier l’effaça. Il récupéra l’échantillon de tissu qu’avait conservé le médikit pour analyse éventuelle et le balança.
Enfin il se releva. Ses tempes bourdonnaient et il s’aperçut qu’il était en sueur. Il retira le module chirurgical, débrancha le médikit. Venator vint aux nouvelles.
« C’est arrangé, fit Xavier d’une voix presque agressive. Il va se réveiller dans quelques minutes. Demain il n’y paraîtra plus. »
Venator haussa les épaules – cela ne le concernait pas. Quant aux autres, ils se détournèrent. Venator annonça qu’ils disposaient à présent d’assez de repères pour avoir une carte précise des environs. Il ne servait à rien d’étendre le périmètre des patrouilles – ce serait augmenter les risques de rencontrer le convoi ennemi par inadvertance, et ils devaient être prêts à partir au premier signe de largage.
Xavier retourna au chevet de Valrin. Celui-ci émergeait déjà de sa léthargie. Il posa la main sur son abdomen, suivant la mince cicatrice presque invisible. Il tourna le regard dans sa direction.
« Pourquoi as-tu fait cela ?
— Je… Je n’avais pas d’autre choix. C’était un risque que je ne pouvais prendre. »
Valrin sourit méchamment.
« Mais tu m’as trahi. Est-ce que tu as hésité ?
— Je… »
Il opina en silence.
« Tu comprends, à présent ?
— Comprendre quoi ?
— Tout ce qu’il faut sacrifier pour arriver à son but. Il n’y a pas de victoire sans renoncement. »
Ma trahison a été un premier pas vers ce renoncement de soi-même, réalisa Xavier. Mais irai-je aussi loin que toi ? Serai-je capable de me dépouiller de tout ce qui fait de moi ce que je suis ?
« En tout cas, poursuivit Valrin, tu as eu raison. L’existence de cette poche m’aurait forcé à tuer Jana pour faire venir la KAY jusqu’à moi. J’aurais peut-être été forcé de te tuer, toi aussi. »
Sans compter les autres. Un long moment, ils restèrent sans parler, partageant quelque chose d’indicible. Puis Xavier hocha doucement la tête : Valrin n’avait pas de ressentiment contre lui, parce que celui-ci était tout entier dirigé contre la KAY. Il aurait aimé éprouver le réconfort du soulagement. Mais cela ne venait pas. Il avait passé plus de temps avec Valrin qu’avec quiconque. Et pourtant, encore maintenant, leur unique possibilité de communiquer passait par la violence.
« Il est préférable que les autres ne soient pas au courant, dit Valrin. Cela affaiblirait notre position vis-à-vis d’eux. Aide-moi à me redresser. »
Un bref instant, il mit la main sur l’épaule de Xavier et la pressa.
Des voix excitées retentirent à l’autre bout du camp. Salvez surgit. Avant même qu’il ne parle, Xavier comprit que la grande nouvelle était arrivée. Ses réflexions maussades se volatilisèrent.
« Le signal… commença Salvez.
— À combien de kilomètres ? coupa Valrin en se relevant.
— Quinze. »
Ce qui signifiait que, par terrain favorable, ils y arriveraient dès le lendemain. Ils ignoraient où se trouvait le convoi de Jana en ce moment, mais il y avait de fortes chances pour qu’il ne soit pas à moins de quarante kilomètres du lieu du largage, au cas où un ennemi localise le point de chute et décide de larguer une bombe HH au-dessus.
Salvez observa Valrin.
« Est-ce que tu vas pouvoir…
— N’aie pas d’inquiétude pour moi. Ça ira. »
Venator avait ouvert les conteneurs des quads et sorti le matériel de combat : des armures en plastique orange d’une grande légèreté et des fusils d’assaut munis de lunettes de visée. Lui-même avait les micromissiles qu’il tirerait dans la cuve d’eau potable du camion ennemi.
Ils levèrent le camp et se mirent en route vers le signal. Cette fois, personne ne parlait. Le signal était retransmis dans les écouteurs de chacun en clac comparables aux pics d’un compteur de radiations.
Les crosses à oxygène maintenaient les rampeurs à l’écart mais attiraient des prédateurs volants aux ailes pareilles à des rasoirs, friands des papillons-silex qui pullulaient aux alentours. Les treillis pouvaient résister à leurs attaques, mais, contre des essaims, ils pouvaient littéralement se faire hacher. La seule parade, dès qu’apparaissait un essaim, consistait à stopper les quads et à aller se coller contre un arbre. C’est ce qu’ils firent à trois reprises. La fréquence des clac augmentait peu à peu. La nuit venue, ils montèrent un camp de retranchement restreint, à deux kilomètres à peine de leur objectif. Valrin enrageait, mais il n’y avait plus rien à faire jusqu’au lendemain.
Xavier eut du mal à s’endormir, l’excitation le partageant à l’angoisse. Jana – il pouvait presque sentir sa présence. L’aube pointait à peine quand Mameluk le secoua.
« Départ dans dix minutes », grogna-t-il.
Ce qui signifiait qu’il avait tout juste le temps de passer à la vaporisation. Il avala tout de même sa ration pendant que Fesoa éparpillait à coups de pied les cadavres tronçonnés par les monofilaments de protection. Puis il enfila le plastron et les jambières articulées de son armure. D’après Madrian, elle était conçue pour résister à une pression de dix tonnes au centimètre carré, avec dispersion contrôlée de l’onde de choc.
« Ils n’auront pas d’autre choix que de nous tirer dans la tête », avait achevé Madrian – Xavier n’était pas certain qu’il plaisantait.
Ils s’étaient également collé un micro contre le pharynx pour communiquer en silence. Venator les avait distribués deux jours plus tôt afin qu’ils puissent s’entraîner à les utiliser, car parler en étouffant les sons n’était pas si évident. Les micros occupaient une fréquence infrarouge peu usitée et émettaient sur un mode proche du chaos.
Ils s’arrêtèrent à cinq cents mètres du signal. Salvez dénicha une cavité sous un tronc abattu, assez vaste pour y entreposer les quads. Ils les recouvrirent d’une bâche qui prit aussitôt la couleur du sol. Puis ils formèrent une colonne et se mirent en route, Venator ouvrant la marche. Leur progression était ralentie par le fait qu’ils ne pouvaient plus utiliser leurs machettes, à l’action trop voyante. Ils avaient convenu de se replier au moindre signe que les lieux étaient déjà occupés. Les clac continuaient à se rapprocher, jusqu’à devenir un crépitement assourdi. Puis, le son cessa.
« Là », subvocalisa Yavanna en levant sa grosse main.
Le conteneur était à une dizaine de mètres du sol, fiché dans une grande corolle ligneuse qu’il avait fendue en la percutant. C’était un cylindre métallique de quatre mètres de long qui pesait au moins une tonne. La partie inférieure portait les restes calcinés d’un bouclier atmosphérique. Sur ses flancs, aucun numéro ni logo susceptible d’identifier sa provenance.
Venator, aidé de Madrian, dissimula des détecteurs passifs dans le sol : dès que le convoi approcherait, ils en seraient aussitôt avertis. Les détecteurs pouvaient analyser le nombre et la masse des véhicules, ainsi que ceux des hommes qui fouleraient le sol. Ensuite ils s’autodétruiraient automatiquement.
Les détecteurs posés, ils se replièrent. Ils n’avaient fait que quelques pas lorsqu’un rampeur de belle taille surgit. Salvez le mitrailla alors qu’il n’était plus qu’à un mètre de son visage.
« Merde, subvocalisa Venator en repoussant le cadavre tressautant du fauve. Tu ne pouvais pas utiliser ta machette ?
— Pas eu le temps, grommela Salvez. Je voudrais t’y voir, avec…
— Ils arrivent ! » interrompit Fesoa à voix haute, une main sur son oreille.
Leurs armes comportaient des réducteurs de son, aussi étaient-ils certains de ne pas avoir été entendus. Mais ils n’avaient que trois ou quatre minutes pour agir. Sur un signe de Venator, Yavanna et Valrin empoignèrent la dépouille du rampeur – celle-ci pesait bien cinquante kilos et était aussi flasque qu’un vieux matelas. Après quelques mètres, Salvez vint les aider.
« Si ce sont de vrais professionnels, ils vont sécuriser les alentours, avertit Venator par radio. Il faut bien camoufler cette bestiole – et nous avec. Sinon, adieu l’effet de surprise. »
Ils achevèrent leur besogne au moment où les détecteurs émettaient un ultime message : un véhicule lourd chenillé venait de s’arrêter à cent mètres du site d’atterrissage, et huit adultes en étaient descendus.
Xavier était aux trois quarts enseveli sous une couche d’humus – du moins le substrat acide qui en faisait office. Seuls ses yeux dépassaient. Il doutait qu’on pût le repérer. Il ignorait où se trouvaient les autres. Il jura en lui-même en constatant que son fusil d’assaut était à l’envers et qu’il avait laissé son pistolet à la ceinture : s’il était découvert, il n’aurait le temps de se servir ni de l’un ni de l’autre. Et il n’osait pas bouger.
Les minutes s’allongèrent, interminables. Derrière la rangée de plantes biscornues, on percevait des éclats de voix masculines et féminines.
« Attention, en voilà un qui arrive droit sur moi, grésilla la voix de Mameluk.
— Sécurisation du périmètre, transmit Venator. C’est signe qu’ils ne se doutent de rien.
— Je pourrais l’abattre…
— Non, on ne fait rien avant ce soir. Ils vont s’installer.
— Merde, comment peux-tu en être sûr ? Ils pourraient prendre le conteneur et filer.
— Mais toi tu ne pourris pas sur cette planète depuis plus d’un an. Eux, si. Les largages sont tout ce qui les relie au reste du monde. Ils vont rester un peu. »
Xavier se figea : une silhouette se faufilait en silence à travers les arbres. Un pistolet-mitrailleur était attaché à son avant-bras par du ruban adhésif. Un casque en plastique à moitié rongé lui protégeait le crâne. Il passa à moins de dix pas de la cachette de Xavier, et celui-ci put voir les balafres et les abcès purulents sur son visage. Les marques de son séjour prolongé.
L’homme s’arrêta, porta la main devant ses lèvres.
« Pas de nid ici », fit-il d’une voix effroyablement éraillée – les abcès devaient avoir gagné sa bouche.
Puis il s’éloigna. Un long moment passa, seulement troublé par les échos des discussions et le fracas des branches lorsqu’ils abattirent la plante pour récupérer le conteneur. Xavier ramena lentement son poignet et afficha la carte de la zone. Ses compagnons apparaissaient sous la forme de points clignotants.
« Ils vont filer, commença Salvez, si on ne…
— Venator a raison, coupa Valrin. Ils vont s’installer. Il faut encore patienter. »
Cela mit un terme à la discussion. L’attente reprit. Xavier avait des fourmis dans tous les membres. De temps à autre, il s’étirait les muscles en essayant de ne pas faire bruire les débris végétaux autour de lui. Une crainte le taraudait : que des insectes en profitent pour s’introduire sous sa cuirasse et le grignoter…
Le jour céda la place à l’obscurité. Xavier fit tomber devant ses yeux le petit rectangle amplificateur de lumière intégré au casque. Un traitement numérique restituait toutes les couleurs d’origine, et l’on se serait cru en pleine journée s’il n’y avait eu une absence totale d’ombre.
Peu à peu, une douce torpeur s’empara de lui.
Il fut brutalement réveillé par la voix de Venator dans ses écouteurs :
« Attention à tous, je sors… Je suis en train de ramper vers leur campement… »
Des coordonnées s’affichèrent sur l’écran de poignet de Xavier. Puis un deuxième point se mit à clignoter derrière celui qui symbolisait Venator.
« Venator, je suis derrière toi, intervint Valrin.
— Reste où tu es, répondit ce dernier, son exaspération parvenant à transparaître malgré la subvocalisation. Tout seul, je ne me ferai pas repérer.
— Mais, si tu te fais repérer, je serai là pour te couvrir et abattre le maximum d’ennemis avant qu’ils ne se retranchent. »
Venator ne répondit pas. Xavier suivait leur progression sur son écran.
« Ils sont là, fit soudain Venator. Deux candélarbres les éclairent. Ils ont une enceinte de filaments monomoléculaires comme la nôtre. Avec le laser, les trancher ne posera aucun problème. Deux sentinelles en vue… Le véhicule est au centre. Trois types sont en train d’inventorier le conteneur qui est à terre, à cinq ou six mètres de leur blindé. Je m’approche, histoire de voir s’ils ont ou non mangé… »
Tous étaient suspendus à ses lèvres.
Sur l’écran de Xavier, de nouveaux points apparaissaient : Venator pointait les repères visuels et les transmettait en direct, dessinant progressivement la configuration du campement. Celui-ci était situé à deux cents mètres à peine du point d’atterrissage, au sommet d’une petite colline. Le blindé chenillé en formait bien évidemment le centre.
« Le réservoir d’eau, grésilla Venator. Je le vois… Bon sang, je peux presque le toucher. »
Ils ne devaient pas s’attendre à autant de facilité, car Yavanna demanda :
« Confirmation ?
— Puisque je te dis que je le vois, bordel !
— Décris-le, insista Yavanna.
— Il est sur le toit, comme prévu. Il est relié à un collecteur d’eau de pluie en forme d’entonnoir et doit être pourvu de filtres à pollen. Satisfait ?
— Tu peux envoyer ton projectile d’où tu es ?
— Sans problème. Ils n’ont pas encore mangé, j’en mettrais ma main à couper. C’est pour cela qu’ils n’ont pas attendu demain pour ouvrir le conteneur : ils veulent profiter des denrées tout de suite.
— On va faire mouvement pour encercler leur camp, fit la voix grave de Yavanna. Prêts, vous autres ?
— Prêt, répondit Fesoa.
— Prêts, dirent Mameluk et Salvez en même temps.
— Prêt », dit Xavier.
Et il se rendit compte qu’il l’était. Prêt à faire usage de son arme pour sauver Jana.
Ils n’avaient plus qu’à progresser en rampant jusqu’à leur position calculée par l’IA tactique de leur ordinateur en fonction des nouveaux paramètres.
Il se releva, faisant craquer un napperon de minuscules racines qui avaient eu le temps de repousser dans l’humus au-dessus de lui. Après ces heures d’immobilité, il s’attendait à ce que ses muscles protestent, mais il était en pleine forme – comme il ne l’avait plus été depuis des semaines. Le sang pulsait dans ses veines, il sentait diffuser sa chaleur telle une drogue bienfaisante. Et, en même temps, il se sentait étonnamment calme et sûr de lui. Il empoigna son fusil d’assaut et entreprit de ramper vers sa position. Les deux candélarbres le guidaient tels des phares.
« Je viens de tirer sur leur réservoir, indiqua Venator… Le projectile s’est détaché. Cela signifie que l’injection a bien eu lieu. »
La colline se découpait entre les arbres. L’un après l’autre, les mercenaires donnèrent leur position – celles-ci correspondaient aux points clignotants sur la carte informatique. Xavier effectua une large boucle pour arriver au point qui lui était assigné : un trou derrière un arbre, au pied de la colline. Il pouvait voir des silhouettes aller et venir dans le campement. Devant le blindé, une table avait été dressée sur deux caisses en plastique. Très vite, Xavier s’aperçut qu’il y avait deux femmes.
Elles doivent s’occuper de Jana, songea-t-il… et des hommes de l’équipe afin qu’ils ne poursuivent pas Jana de leurs assiduités. Logique. Aucune relation sentimentale ne peut être tolérée… sans compter l’éventualité de transmission latérale de ses gènes infectés.
Il avait jusqu’à présent soigneusement écarté la pensée que Jana pût tomber d’elle-même amoureuse d’un de ses geôliers. En la délivrant, ils allaient peut-être tuer son amant.
Au nom de quoi serais-tu jaloux ? Elle ne te connaît pas. Pour elle, tu n’es rien. Allons, ne sois pas stupide.
Pourtant, il n’arrivait pas à y croire. Il expira lentement et se força à décrisper ses doigts blanchis sur la crosse de son arme.
Une demi-heure s’était écoulée depuis l’injection du somnifère dans le réservoir. Mais ils savaient que rien n’était joué : c’était une demi-heure après le repas qu’ils devraient passer à l’action – en espérant qu’ils aient tous bu de l’eau du réservoir.
Ils étaient assez près pour que des bribes de conversation leur parviennent. Il y avait six personnes. Un homme et une femme se disputaient à propos d’une corvée. Un troisième intervint plutôt rudement. Il portait un plateau. Les deux autres prirent chacun une assiette et un bulbe d’eau qu’ils se mirent aussitôt à siroter.
Trente minutes à partir de maintenant, songea Xavier. Il fit apparaître un compte à rebours sur l’oculaire de son amplificateur de lumière.
Cela passa comme dans un rêve. Jana était là, dans le blindé. Elle ignorait ce qui se tramait en ce moment même – elle aurait sans doute été horrifiée à l’idée du carnage à venir. Car il n’y aurait pas de prisonniers : c’était la seule certitude quant au résultat de l’assaut.
Le compte à rebours atteignit zéro. Dans le camp, deux des quatre hommes s’étaient mis à bâiller bruyamment.
« C’est le moment », subvocalisa Venator.
Les points se mirent à bouger sur l’écran de Xavier. Il suivit le mouvement, se servant de ses coudes pour progresser. Il avait presque gravi la colline. Ses compagnons étaient en place. Deux des hommes du camp étaient dehors, les autres étaient allés se coucher. Ils discutaient à voix basse, affalés sur un siège et les pieds sur la table. Venator activa son laser pour sectionner les monofilaments entre les piquets.
« On peut pénétrer dans leur camp en silence », fit soudain Valrin.
La réaction de Venator fut instantanée.
« Comment ?
— Sectionner les monofilaments déclenchera les alarmes des piquets. On ne bénéficiera plus d’effet de surprise.
— Qu’est-ce que tu proposes ?
— D’abord éliminer les deux hommes. Puis faire éclater les piquets à la base afin qu’ils s’effondrent. Il faudra sauter par dessus, mais les monofilaments resteront connectés et les alarmes ne se déclencheront pas. »
Après un instant de réflexion, Venator opina.
« D’accord, on va faire comme ça. Fesoa et Salvez, vous êtes les mieux placés pour vous occuper des deux cibles. »
Moins de dix secondes après, un petit trou apparut sur le front des deux hommes, et ils basculèrent mollement. Madrian et Mameluk foncèrent, pliés en deux, vers les piquets. Ils installèrent des microcharges puis se replièrent en hâte. Il n’y eut aucune explosion. Les piquets se couchèrent d’un même ensemble.
« C’est bon, on peut y aller. Yavanna, tu couvres la porte. »
Xavier se redressa et marcha vers le camp. La lueur des candélarbres était suffisante, aussi remonta-t-il son amplificateur de lumière. Il sauta et se réceptionna deux mètres plus loin, derrière la ligne de piquets. Valrin, à une vingtaine de pas, lui fit signe de converger vers la porte.
Celle-ci s’ouvrit à la volée. Une femme en sortit, bâillant à s’en décrocher la mâchoire. Avant qu’elle ait eu le temps de voir les assaillants, une balle s’enfonça dans sa gorge. Valrin la cueillit au vol et la traîna à l’écart. Fesoa et Venator montèrent sans mot dire, un poignard à la main. Xavier voulut leur emboîter le pas, mais Valrin lui fit signe que c’était inutile. Pendant deux ou trois minutes, un silence de mort régna. Valrin grimpa à son tour.
Ils se trouvaient dans une sorte de réfectoire. Quatre hommes étaient allongés sur des lits de camp disposés deux par deux de chaque côté de la porte. Une fleur écarlate gargouillait au niveau du cœur : Fesoa et Venator les avaient poignardés dans leur sommeil.
Plus que deux.
Une porte, au fond, donnait sur un sas. Un corps sans vie était étendu. Au-dessus de lui, Venator et Fesoa étaient en train d’ausculter une seconde porte.
La prison de Jana.
Les deux hommes firent marche arrière.
« Il reste une femme avec Jana, dit Venator. Elles dorment à l’intérieur, derrière cette porte blindée. La fermeture est manuelle, impossible de la forcer. Je pense qu’on peut la faire sauter avec des charges dirigées sans les blesser. Si la femme a bu de l’eau, elle ne se rendra compte de rien. Sinon, il faudra se débarrasser d’elle avant qu’elle n’ait eu le temps de liquider Jana.
— Tu es sûr qu’elle le fera ? » questionna Xavier.
Venator lui lança un regard dépourvu d’ambiguïté.
Xavier faillit proposer qu’on laisse la femme se réveiller de sa léthargie artificielle puis qu’on lui offre la vie sauve en échange de Jana. Mais on lui aurait ri au nez. Et avec raison : la femme saurait qu’elle n’en sortirait jamais vivante.
Il serra les lèvres tout en regardant Salvez qui collait deux cônes explosifs contre les gonds de la porte, plus un au niveau du loquet. Ils évacuèrent les lieux : le souffle allait ravager le sas et même le réfectoire.
Yavanna avait sorti une grenade peinte en jaune.
« Eh, s’alarma Xavier, tu ne comptes pas t’en servir ?
— Rassure-toi, répondit l’autre en faisant glisser une main sur son crâne rasé. Cela va produire un flash qui les aveuglera, ainsi qu’une fumée irritante mais non toxique. Je ne veux pas qu’on se fasse canarder en entrant… à moins que tu veuilles passer devant ? Après tout, c’est toi le prince charmant qui vient secourir sa belle, pas vrai ? »
Xavier se contenta de hausser les épaules. Salvez approcha son index de son écran de poignet. Il tapa un code. Une brève secousse ébranla le blindé. Yavanna bondit à l’intérieur, suivi de Valrin. Xavier s’élança à son tour.
De la fumée encombrait l’espace confiné du blindé. Tout était chamboulé, les lits renversés, les affaires personnelles éparpillées sur le sol. Xavier distinguait le dos de Valrin, mais pas plus loin. Il continua d’avancer jusqu’au sas. La porte du fond était tordue et déchiquetée. Soudain, un flash intense foudroya la pénombre, figeant les volutes de fumée et semant un essaim de lucioles noires sous ses paupières.
Trois détonations rapprochées claquèrent – suivies d’un juron sonore poussé par Yavanna.
« Valrin ? » appela Xavier.
Il le heurta alors qu’il reculait. L’atmosphère commençait à se clarifier.
« Ça va, elle est en vie, annonça Valrin en se retournant. Elle dort.
— Et ces coups de feu ?
— Yavanna s’en est occupé, éluda Valrin. Il a été légèrement touché à l’épaule. Viens m’aider à sortir Jana de là. »
Ils pénétrèrent dans le compartiment. Xavier jeta un coup d’œil circulaire tandis que Valrin informait Venator par radio de la situation.
La geôle était aussi dénudée que l’intérieur d’un conteneur : murs métalliques blancs dépourvus de fenêtres. Une armoire en aluminium était ouverte sur des piles de vêtements. Deux couchettes s’adossaient à une paroi. L’une d’elles était renversée et criblée d’impacts. Un cadavre en treillis en dépassait. Par chance, la tête du lit dissimulait son visage. Sur l’autre se trouvait Jana. Yavanna s’était assis à son chevet. Il tenait une compresse tachée de rouge contre sa pommette.
Xavier abaissa son regard vers Jana.
Il se rendit alors compte que la peur le paralysait – bon sang, il pouvait à peine marcher.
Qu’est-ce que je vais lui dire ? Que je suis venu la délivrer parce que je suis amoureux d’elle ? Ridicule. Et pourtant c’était la vérité. Il prit une profonde inspiration et s’avança.